Une rencontre et dédicace de lancement est organisée, aujourd’hui 28 févier, à 19h00 à Créatis (15 rue de la Fontaine au Roi, 75011 Paris) avec la Librairie Les Nouveautés, rencontre à laquelle la SIF est heureuse de participer.
À lui seul, le titre de l’ouvrage de Marion Carré publié aujourd’hui, 28 février 2024, interpelle.
« Effacer » une personne ? Qu’est-ce à dire ? C’est avec stupéfaction que l’on découvre, au détour des premières pages, que cet effacement est à prendre premier degré. Il concerne la tentative d’effacement de la page Wikipédia dévolue à Alice Recoque, une informaticienne qui contribua au premier plan aux progrès de l’informatique au XXe siècle. En retraçant cette tentative d’effacement de la mémoire collective, la jeunesse algérienne d’Alice Recoque, son parcours professionnel hors normes et semé d’embûches, l’évolution de son parcours vers l’intelligence artificielle, « Qui a voulu effacer Alice Recoque ? » réhabilite une informaticienne d’exception, membre d’honneur de la SIF. Au-delà, cet ouvrage fait œuvre de salubrité publique : en conférant à une informaticienne les lettres de noblesse qu’elle mérite, il ouvre la voie à la mise en lumière d’innombrables femmes scientifiques, informaticiennes ou non, oblitérées de l’histoire du seul fait de leur statut de femme.
Dans le prochain numéro de 1024 vous découvrirez cet ouvrage à travers le regard de Bruno Mermet qui, sans tout vous dévoiler, saura vous mettre en appétit. Vous y trouverez également un témoignage inédit de Marie-Claude Gaudel, témoin direct et première opposante de la tentative d’effacement.
Pour l’heure, remercions l’auteure qui offre aux adhérents de la SIF les premières pages du livre.
Puisse ces quelques éléments vous donner l’envie mettre vos pas dans ceux d’une informaticienne dont l’apport à « notre » discipline n’a d’égal que l’énergie mise en œuvre pour l’effacer de notre mémoire collective. Bonne lecture !
Introduction du livre (avec la courtoisie de Marion Carré)
Alice Recoque.
Ce nom m’est apparu pour la première fois entre les lignes d’un article de l’encyclopédie Wikipédia. Cela fait plusieurs années que je travaille dans le domaine de l’intelligence artificielle, dont j’explore les potentialités au service de l’art et de la culture. Lors des enseignements et conférences que je donne sur le sujet, j’ai pris l’habitude de revenir sur l’histoire de cette discipline que l’on considère souvent, à tort, comme très récente. À force d’égrener les noms de pionniers masculins, d’Alan Turing à John McCarthy en passant par Marvin Minsky, j’ai commencé à m’interroger sur l’absence de noms féminins à leurs côtés. Devais-je en déduire qu’aucune femme n’a participé à l’émergence de l’intelligence artificielle ? Ou bien se pourrait-il qu’à l’instar de nombreuses autres scientifiques ces femmes aient été laissées sur les bas-côtés de l’Histoire ?
Pour en avoir le cœur net et cesser de contribuer à perpétuer les silences du passé – si tant est que ces femmes aient bel et bien existé –, j’ai mené des investigations. C’est ainsi que j’ai découvert le nom d’Alice Recoque au creux d’une longue page sur laquelle j’étais tombée au hasard. Poussée par la curiosité, j’ai cliqué sur le lien bleuté suggérant l’existence d’une notice plus détaillée. La liste des exploits de cette femme défile alors sous mes yeux : ses débuts dans l’informatique dès les années 1950, les ordinateurs à succès qu’elle a conçus, son engagement au service de l’intelligence artificielle à l’aube des années 1980, ses multiples récompenses, brevets, contributions, publications…
Il y a plus de soixante-dix ans, Alice Recoque contribuait à bâtir les fondations du monde connecté que nous connaissons aujourd’hui. Elle avait déjà saisi au milieu du xxe siècle le potentiel de l’informatique tel qu’il s’est pleinement réalisé au xxie siècle. Dès les années 1960, alors que les ordinateurs faisaient encore la taille d’immenses bacs de congélation, elle fondait déjà ses espoirs dans l’informatique personnelle. Dans les années 1970, elle participait à la création de la désormais célèbre Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) et mettait en garde contre la surveillance des entreprises et des États. À la fin des années 1980, elle affirmait que l’intelligence artificielle se démocratiserait au point que chacun l’utiliserait tous les jours, souvent sans le savoir.
Qu’aurait pensé Alice Recoque des dernières avancées de l’intelligence artificielle depuis sa disparition en 2021 ? ChatGPT, le désormais fameux outil de génération de texte, l’enthousiasmerait-il ? Serait-elle stupéfaite de constater la facilité avec laquelle les plateformes de prompt art permettent de générer des images à partir de n’importe quel texte ? Son opinion aurait-elle au contraire été tempérée par le recul des années ?
Progressivement, à l’euphorie de la découverte se mêle l’incompréhension. Je suis frappée par le contraste entre l’éclat de son parcours et le niveau d’anonymat auquel la postérité la condamne. Autour de moi, personne ne la connaît, même parmi ceux qui évoluent dans le milieu du numérique. Ce constat me donne la sensation d’un gâchis. Depuis que j’ai débuté dans le secteur de l’intelligence artificielle en 2016 en créant la start-up Ask Mona qui mobilise cette technologie pour faciliter l’accès à la culture, j’ai remarqué le faible nombre de femmes évoluant à mes côtés. Nous représenterions 12 % seulement des professionnels du secteur1. Lorsque l’on s’interroge sur les causes de cette sous-représentation, le manque de role models, c’est-à-dire de figures auxquelles s’identifier, qui montrent que la voie est ouverte aux femmes, est souvent suggéré. Je pense à toutes les générations de femmes qu’Alice Recoque aurait pu inspirer si son nom et ses actions avaient été davantage mis en avant. Contrairement à d’autres pionnières de l’informatique aux parcours romanesques, comme la comtesse anglaise Ada Lovelace ou la star hollywoodienne Hedy Lamarr, elle est une femme en apparence ordinaire à laquelle il semble plus facile de s’identifier, a fortiori parce que c’est une Française. Paradoxalement, ce sont sûrement les ingrédients qui ont permis à Alice Recoque d’avoir autant de succès, son acharnement au travail, sa modestie à la hauteur de son talent, qui sont à l’origine de son manque de visibilité. Même ses proches, que j’ai pu rencontrer à l’occasion de ce livre et qui m’ont ouvert leurs archives, n’ont découvert l’ampleur de ses travaux qu’après sa disparition. C’est le piège qui s’est refermé sur de nombreuses femmes ayant travaillé au moins deux fois plus que les hommes pour prouver qu’elles étaient vraiment à leur place.
Je n’ai pas pu laisser Alice Recoque là où je venais de la découvrir, enfouie au milieu d’une page Wikipédia. C’est pourquoi je me suis lancée dans un travail d’enquête. Je pressentais qu’Alice Recoque était aussi un précieux fil rouge pour mieux comprendre les premières heures de l’informatique française qu’elle a traversées. Une période largement ignorée de tous, tant nous sommes en général convaincus, en France, que les principales innovations nous viennent de l’autre côté de l’Atlantique.
Pour lever le voile sur la vie et les travaux d’Alice Recoque, j’ai procédé avec méthode, en commençant par extraire toutes les maigres traces qu’il restait d’elle en ligne. Puis, j’ai localisé ses archives personnelles et professionnelles. Mais ces éléments matériels disaient finalement peu de l’essence de son existence. Je souhaitais découvrir qui était Alice Recoque à travers les yeux de celles et ceux qui l’ont côtoyée. Je me suis vite aperçue qu’il s’agissait d’une véritable course contre la montre, notamment pour rencontrer les plus âgés. Le hasard, la bienveillance de mes interlocuteurs, ainsi qu’un minutieux travail de recoupement d’informations m’ont permis d’entrer en contact avec un nombre important d’entre eux. Nos échanges et leurs témoignages ont nourri mon enquête et donné de la matière à ce récit.
Lorsque l’on s’interroge sur les causes de cette sous-représentation, le manque de role models, c’est-à-dire de figures auxquelles s’identifier, qui montrent que la voie est ouverte aux femmes, est souvent suggéré. Je pense à toutes les générations de femmes qu’Alice Recoque aurait pu inspirer si son nom et ses actions avaient été davantage mis en avant. Contrairement à d’autres pionnières de l’informatique aux parcours romanesques, comme la comtesse anglaise Ada Lovelace ou la star hollywoodienne Hedy Lamarr, elle est une femme en apparence ordinaire à laquelle il semble plus facile de s’identifier, a fortiori parce que c’est une Française. Paradoxalement, ce sont sûrement les ingrédients qui ont permis à Alice Recoque d’avoir autant de succès, son acharnement au travail, sa modestie à la hauteur de son talent, qui sont à l’origine de son manque de visibilité. Même ses proches, que j’ai pu rencontrer à l’occasion de ce livre et qui m’ont ouvert leurs archives, n’ont découvert l’ampleur de ses travaux qu’après sa disparition. C’est le piège qui s’est refermé sur de nombreuses femmes ayant travaillé au moins deux fois plus que les hommes pour prouver qu’elles étaient vraiment à leur place.
Je n’ai pas pu laisser Alice Recoque là où je venais de la découvrir, enfouie au milieu d’une page Wikipédia. C’est pourquoi je me suis lancée dans un travail d’enquête. Je pressentais qu’Alice Recoque était aussi un précieux fil rouge pour mieux comprendre les premières heures de l’informatique française qu’elle a traversées. Une période largement ignorée de tous, tant nous sommes en général convaincus, en France, que les principales innovations nous viennent de l’autre côté de l’Atlantique.
Pour lever le voile sur la vie et les travaux d’Alice Recoque, j’ai procédé avec méthode, en commençant par extraire toutes les maigres traces qu’il restait d’elle en ligne. Puis, j’ai localisé ses archives personnelles et professionnelles. Mais ces éléments matériels disaient finalement peu de l’essence de son existence. Je souhaitais découvrir qui était Alice Recoque à travers les yeux de celles et ceux qui l’ont côtoyée. Je me suis vite aperçue qu’il s’agissait d’une véritable course contre la montre, notamment pour rencontrer les plus âgés. Le hasard, la bienveillance de mes interlocuteurs, ainsi qu’un minutieux travail de recoupement d’informations m’ont permis d’entrer en contact avec un nombre important d’entre eux. Nos échanges et leurs témoignages ont nourri mon enquête et donné de la matière à ce récit.